L'homme pressé

S** ne marche pas, il court, il vole presque, d’une affaire d’Etat qui demande expressément son attention immédiate, à une autre, et comme certains oiseaux sans importance, il ne saurait se poser. Vous le croisez, il ne vous voit pas, il est au téléphone et parle si fort que c’en est une scène pour ceux qui passent, il vous évite, ou bien il vous fait comprendre d’un geste qu’il ne peut pas, il est occupé. Voulez-vous lui parler ? Grands dieux, ne l’arrêtez pas ! Vous enrayerez sa mécanique, et il se retrouverait pantelant, comme un automate défectueux ou un pantin sans ficelles.
Sa fonction semble celle d’être vu, et il n’est pas couché tant que ce rôle de première importance n’est pas accompli. S’il a connaissance d’un seul journal, un seul livre, une seule émission et même une seule mairie qui n’affiche son nom ou son image, il s’étouffe, il se scandalise, il tempête, il geint, et bientôt on lui demande quartier, son vœu est exaucé. S’il fait un footing, c’est un spectacle son et lumière, une tragédie antique, un film à gros budget dont il est la star hollywoodienne, et qu’importe que le jeu soit médiocre, la critique est acquise. La meute des journalistes est sifflée, elle arrive à grand galop ; s’il ne pousse pas le vice jusqu’à les parquer dans un enclos, pour qu’ils le regardent passer à une heure aussi précise que les trains, ce qui lui serait aisé, c’est que cela lui est inutile ; un autre l’a déjà fait et l’expérience prouve que les braves bêtes en ont gardé l’habitude. S’il était une femme il accoucherait devant les caméras, aussi invraisemblable que cela puisse paraitre.
Volatile, instable, vaniteux, il serait sans conséquence si ses contemporains ne lui en accordaient autant. Homme néanmoins intelligent et rusé, il sait être dur, méchant, cruel, violent et injuste pour plaire, ce qui marche à merveille. Il trompe les sots de telle manière que ceux-ci sont flattés lorsqu’il leur fait du tort. Il est de race, il fait le beau, il a le poil luisant, il aboie pour qu’on s’occupe de lui, enfin il grogne si bien que les jeunes loups en sa présence redeviennent de gentils toutous et repartent la queue entre les jambes.
Son opinion est indispensable sur tout, absolument tout, et spécialement ce qu’il ne connait pas, il lui suffit de parler d’un air grave et affecté pour l’imposer. Et pourtant, qui pourrait la dire ? Elle passe avec la mode et seule son inconstance est durable. Il est sophistiqué avec les gens « du monde » et sait rester si « simple » avec ceux « d’en bas », il est technique avec les savants et persuadé avec les intuitifs, il est sensible avec les femmes et macho avec les hommes, il est vindicatif avec les sanguins et tempéré avec les prudents, rassurant avec les peureux, affable avec les puissants et aimé par les cons. Le succès lui va bien, il s’en nourrit, il s’en gave, il en redemande, il n’en a jamais assez.